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Samedi 27 janvier, le New Jazz Quintet d’Otomo Yoshihide a enflammé la salle du Pannonica. Quelques heures avant cela, dans les loges et un silence presque absolu, Guillaume Belhomme, journaliste, auteur et éditeur (éditions Lenka Lente) est allé à la rencontre du guitariste Otomo Yoshihide.

« La création de mon New Jazz Quintet commence à remonter… C’était il y a presque 25 ans… Au début, mon idée était peut-être d’essayer de jouer des choses de façon logique mais aujourd’hui on pourrait dire que j’essaye de mettre la logique de côté. Je crois qu’en poursuivant ce projet, ma façon de « penser le jeu » a changé, le corps a appris à s’exprimer davantage, ça a été comme une « évolution organique » pour moi. Tout partait du jazz, bien sûr, mais quelque chose comme une lamentation intérieure s’est mise à s’exprimer…  Aujourd’hui, je me sens plus ouvert aux autres musiques tout en restant dans un cadre jazz, voilà ce qui change vraiment de ce que c’était au tout début… » C’est Otomo Yoshihide en personne qui raconte ce que son New Jazz Quintet a aujourd’hui de plus qu’hier. Ce qu’il a en tout cas de différent… « J’espère que c’est « mieux », mais c’est difficile à dire. »

Quand il se dit « plus ouvert aux autres musiques », Otomo Yoshihide semble presque oublier qu’il l’a toujours été. A Fukushima, il a d’abord servi le rock à la guitare ; à Tokyo, où l’ont amené des études d’ethnomusicologie, c’est au punk puis au jazz qu’il se sera essayé après avoir découvert les disques d’Ornette Coleman et d’Eric Dolphy et avoir entendu deux yōkai influents : le saxophoniste Kaoru Abe et le guitariste Masayuki Takayanagi1 De plus de 25 ans son aîné, Takayanagi accueillera Otomo Yoshihide dans ses formations, l’initiant à l’art de l’improvisation libre autant qu’à celui de l’interprétation « iconoclaste ». À commencer par celle de « Lonely Woman » : « C’est un titre très particulier pour moi. C’est une composition d’Ornette Coleman, bien sûr, mais c’est aussi un souvenir de mon professeur, Masayuki Takayanagi. Il ne l’a pas interprétée souvent, quelques fois seulement, mais il l’a enregistrée2. Cette reprise m’a beaucoup influencé, à tel point que quand je reprends « Lonely Woman » j’invoque autant la figure de Masayuki Takayanagi que celle d’Ornette Coleman. À travers cette pièce, c’est en fait un peu de l’histoire de la nouvelle musique japonaise que je raconte, qui passe à travers « Lonely Woman ». C’est pour ça que je ne joue que cette composition du répertoire d’Ornette Coleman. Je ne ressens pas forcément la nécessité de reprendre tel ou tel autre de ses morceaux. »

De l’enseignement de Masayuki Takayanagi, Otomo Yoshihide a conservé cette idée de distance à entretenir avec le jazz, distance qui lui permet de s’exprimer plus librement encore et qui lui offre surtout la possibilité de cultiver sa différence : « Je n’ai jamais joué aux Etats-Unis avec ma formation de jazz, mais seulement au Japon et en Europe… Tout le monde sait que le jazz vient des Etats-Unis, et notamment de sa population noire, et mon histoire est évidemment très différente de celle des musiciens de jazz de là-bas. Mais les Japonais de mon âge ont tous été influencés par la musique américaine, pas seulement par le jazz d’ailleurs, et par la musique européenne aussi… Si nous n’avons pas les mêmes racines que les musiciens de jazz américains, on a grandi avec ce genre de musique, alors on a du mal à échapper à son influence. Voilà pourquoi j’ai décidé de jouer cette musique, mais à ma façon. »

« À ma façon », voilà qui atteste ce qu’Otomo Yoshihide n’a jamais cessé de donner à entendre, disque après disque, concert après concert : « J’aime écouter John Coltrane, Charlie Parker ou Charles Mingus… Mais si je joue une certaine sorte de jazz je ne pense pas être un musicien de jazz pour autant. Le jazz m’impressionne beaucoup, surtout le free jazz… Je peux imaginer jouer la musique de Carla Bley, celle de Charlie Haden, celle d’Ornette Coleman, mais certainement pas le be bop. C’est un langage très différent du mien. Bien sûr, le free jazz est un langage différent lui aussi, mais je peux saisir quelque chose de ce langage-là et m’en servir dans ma musique personnelle. Voilà pourquoi j’ai choisi de reprendre Ornette Coleman3 ou Eric Dolphy4. Dolphy a été très influencé par le be bop et Charlie Parker mais on sent malgré cela qu’il est très ouvert à toutes les autres musiques. C’est quelque-chose qui m’inspire, évidemment. »

Le jazz d’Otomo Yoshihide serait donc un jazz à la dérive, en eaux extraterritoriales et… tumultueuses. Sous l’effet de la lumière ou du vent, quelques notes de guitare vous arrivent : c’est l’air de « Bells » d’Albert Ayler5 ou celui de « Swee-Pea » de Wayne Shorter6 que le musicien japonais réinvente dans le même temps qu’il les chante. Car si le répertoire est trié sur le volet – « La plupart du temps, ce sont mes propres choix. Bien sûr nous en parlons avec le groupe, mais le plus souvent les idées viennent de moi ». –, Otomo Yoshihide le fait voler en éclats sous l’effet d’une « terrible » expression qui a servi des projets aussi différents que le fracassant Ground Zero dans les années 1990 et le plus minimaliste Filament la décennie suivante. Passant d’une pratique à une autre, le musicien avancera un jour que jouer du jazz, finalement, s’apparente un peu à s’adonner au sampling7« N’étant pas musicien de jazz « de naissance », en jouer est en effet pour moi comme sampler ou étudier une autre langue. Or, comme je ne suis pas bon élève, il m’est impossible de la parler parfaitement, pas aussi bien en tout cas que quelqu’un dont c’est la langue maternelle. Alors je construis mon propre langage… Mais on pourrait aussi retenir cette idée du sampling, en effet… »

Voilà pourquoi, à la guitare comme aux platines, un rapide survol de sa discographie confirme qu’Otomo Yoshihide est bel et bien « ouvert à toutes les musiques » – davantage même qu’Eric Dolphy, que son New Jazz Quintet interprétait encore avec un zèle peu commun le 27 janvier dernier sur la scène du Pannonica. Ce jour-là justement, l’occasion était trop belle de soumettre au musicien la question des trois vœux que la baronne posa aux nombreux musiciens de jazz de sa connaissance8 : « Trois vœux ? [rires] Je suis un homme ordinaire, avec des idées simples, je ne sais pas trop ce qu’il faut répondre à ça… Rester en bonne santé jusqu’à ma mort, par exemple. Pour jouer de la musique, pour créer de la musique. Ce serait mon seul et unique vœu. J’ai 64 ans et j’ignore quelle est ma limite, quel est le temps qu’il me reste, alors… Continuer à jouer de la musique, oui. Pas seulement du jazz, mais de la noise aussi, toutes sortes de musique. J’aimerais simplement continuer à faire de la musique avec de nouvelles personnes… »

Comme par hasard : ce souhait-là, Pannonica le réalisera le 22 mars prochain, date à laquelle Otomo Yoshihide retrouvera Nantes pour se faire entendre cette fois aux platines en compagnie d’Émilie Škrijelj (platines, électronique) et de Tom Malmendier (batterie) : « Je les ai rencontrés au festival Densités en 2022… Ils m’ont donné leur CD9 et puis en rentrant au Japon, parmi tous les disques reçus des musiciens que j’ai pu rencontrer, j’ai écouté le leur, et c’était si bien… Quelque temps après, ils ont repris contact avec moi… J’envisageais de jouer avec eux, mais ils ont été si rapides à organiser cette tournée, wow, impressionnant… ! » Et quand on lui demande, étonné, s’il écoute toujours tous les enregistrements qu’il reçoit de la main même des musiciens, Otomo Yoshihide conclut dans un sourire : « Non, pas tous… Mais celui-là, oui… Je me suis dit « ouah, c’est quoi ce duo ? ». Notre concert risque en tout cas d’être très différent de celui du New Jazz Quintet ! »

• Guillaume Belhomme

1- BELHOMME, Guillaume, Jazz en 150 figures, Editions du Layeur, 2017.
2-  Lonely Woman (Three Blind Mice, 1982).3- Des relectures de « Lonely Woman » sont à entendre notamment sur les disques Guitar Solo: 12 October 2004 @ Shinjuku Pit Inn, Tokyo + 1 (Doubt, 2015), Lonely Woman (Doubt, 2010) et Guitar Solo 2015 LEFT (Doubt, 2015)
4- Disques Flutter (Tzadik, 2001) et Hat And Beard (FMN Sound Factory, 2020) de l’Otomo Yoshihide’s New Jazz Quintet, Out To Lunch (Doubt, 2005) et Live In Lisbon (Clean Feed, 2006) de l’Otomo Yoshihide’s New Jazz Orchestra
5- Bells (Doubt, 2010)
6- OJQ Live (DIW, 2002), Pulser (Vinylsoyuz, 202) et Hat And Beard (FMN Sound Factory, 2020) de l’Otomo Yoshihide’s New Jazz Quintet
7- HENRITZI, Michel, Micro Japon, Lenka lente, 2021.
8- KOENIGSWARTER (de), Pannonica, Les Musiciens de jazz et leurs trois vœux, Buchet Chastel, 2007.
9- Tropism (Carton, 2021)

CRÉDIT PHOTO : RÉMI GOULET

YOSHIHIDE / ŠKRIJELJ / MALMENDIER
+ ACÉTYLÈNE

VENDREDI 22 MARS / 21H
Ouverture des portes 20h30 / Pannonica