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Dans le cadre du festival Variations, en partenariat avec le Lieu Unique, Pannonica recevait le dimanche 31 mars et le mercredi 3 avril deux acteurs majeurs de la scène jazz internationnale actuelle : The Separatist Party, sextet de Chicago emmené par le batteur Mike Reed et Amaro Freitas, soliste virtuose et attachant de Recife, au nord-est du Brésil.

Dimanche 31 mars
Reed/Frye/LaMar Gay, au débotté le sextet devient trio

Matana Roberts, saxophoniste américaine, dans un premier temps, puis Farida Amadou, bassiste belge, le jour même, ont dû décliner leur invitation pour cette soirée à double plateau : quand le sort s’acharne sur la gent féminine, son pendant masculin s’adapte au pied levé. Sur proposition de Frédéric Roy, le directeur du Pannonica, Mike Reed et deux séparatistes, le cornettiste Ben LaMar Gay et le saxophoniste Rob Frye acceptent de se produire ensemble à la condition… qu’on leur dégote une roue de vélo ! Ce sera chose faite grâce à Félix, remercié après le show pour sa contribution à une proposition imprévue, unique et quasi surréaliste.

Le show démarre par une longue plage improvisée empreinte d’une douceur bienvenue en cette fin de journée de repos dominical. Tous trois alignés sur le devant de la scène, Reed, batteur patenté, est au synthé et au cajon plat (tambour plat rectangulaire), Lamar Gay au chant, au cornet et aux percussions et Frye à la roue de vélo (il soufflera épisodiquement également dans son saxophone ténor et sa flûte traversière).

Cette fameuse roue est reliée via un micro à diverses pédales d’effets. Frye au moyen d’une tige tape tantôt sur le pneu, produisant un son presque hydraulique, proche de la basse, tantôt sur les rayons, produisant un son proche d’un métallophone. Il utilise un looper pour enregistrer une séquence et la lire en boucle, ce qui lui permet de passer à un autre instrument. Les trois musiciens sont à l’unisson sur le fil de l’improvisation, leur alchimie, toute imprévue qu’elle soit, est palpable et l’écoute d’un public captivé est au diapason. Les pièces plus courtes s’enchaînent, la dernière plus intense – un clavier au son distordu, des percussions pneumatiques et des incantations invoquant la culture amérindienne – annonciatrice du concert qui va suivre. Une musique spontanée produite par un trio improvisé : nous venons d’assister à un moment suspendu.

The Separatist Party

Trente minutes de pause réglementaire et le trio se fait sextet ou plus exactement quintet : si Cooper Crain à la guitare et aux cheveux longs et Dan Quinlivan aux claviers sont venus garnir les rangs de la troupe, Marvin Tate, la voix du groupe, brille par son absence au début du set. La transition se fait en douceur et Mike Reid, qui a retrouvé une place derrière ses futs ouvre en baladant un archet le long de ses cymbales. La guitare entre lourdement, puis les cuivres.

Marvin Tate (tour à tour slammer, déclamateur, crieur, éructeur, chanteur, conteur, poète…) a le charisme et le débit des prêcheurs de rue. C’est un vétéran de la scène de Chicago, leader du groupe D-Settlement dans les années quatre-vingt-dix. Par son intrusion, il a modifié l’esprit de ce début de soirée. L’heure est à l’incantation de slogans politiques : « Let me be set me free ! » Derrière lui, le son se fait alternativement funky, tribal, rock ; toujours intense. Les cinq musiciens, dont trois forment le groupe Bitchin Bajas (Crain, Frye et Quinlivan), sont tous des pointures dans leur registre. Leur complémentarité est palpable. Il n’y a pas de blancs entre les morceaux, pas de place pour les applaudissements. Le public adhère au programme, l’ambiance au Panno est résolument électrique ; ce n’est pas si fréquent.
« Your soul ! » Ce sera le mot -le cri- de la fin. C’est surtout de l’âme de The Separatist Party dont il aura été question, fiévreuse et engagée. En revanche, un set de cinquante-cinq minutes, les gars, c’est vraiment trop court, merde ! Mais quel punch. On en redemande !

Mercredi 3 avril
Amaro Freitas, le colosse aux battoirs de fer

Amaro Freitas reprogrammé à l’étage, victime de la demande, certains s’inquiétaient de perdre la proximité et l’intimité que propose la « petite salle » du Pannonica, surtout pour un piano solo. Ils avaient tort. On le sait désormais: un homme seul suffit à occuper l’espace de la scène à Paul Fort, puisse-t-il être accompagné pour l’occasion d’un piano à queue préparé et d’un mbira (lamellophone).

Géant du piano, Amaro Freitas est un géant tout court et lorsque sa main gauche s’abat sur le clavier, elle fait trembler les fonts baptismaux du piano jazz dans son ensemble! Géant certes, percussionniste du clavier pouvant faire preuve de férocité, certes, mais aussi poète virtuose, capable de transformer à lui seul ou presque (son ingénieur du son est aussi à la manoeuvre) le théâtre en jungle amazonienne fourmillant d’oiseaux, à l’atmosphère moite et poisseuse bordant le fleuve roi du même nom. Comment ? Quelques appeaux, un looper qui enregistre un rythme produit par des notes de piano dont le timbre a été modifié par des languettes de tissu insérées à même l’instrument durant le concert, une machine à fumée, et le tour est joué. Et s’il est un avant-gardiste, il n’en demeure pas moins un fils ému quand pour l’accompagner lors d’une ritournelle dédiée à sa mère, il devient chef de chorale et fait chantonner l’ensemble du public. Un précurseur qui n’oublie pas de saluer l’histoire de la musique brésilienne en reprenant “Berimbau”, le standard de Baden Powell et Vinicius de Moraes, au mbira.

Un novateur qui se dit fier de jouer dans un lieu dédié à la comtesse qui accueillit notamment Thelonious Monk, dont il est l’un des disciples, via son jeu percussif, et dont il reprendra en rappel le bien nommé “Pannonica”.

Amaro Freitas, c’est tout cela, et bien plus encore: un pianiste qui passe pas mal de temps debout, à arpenter la scène, agitant sa crécelle africaine, nous interpellant sur le devenir de la forêt amazonienne, emplissant l’atmosphère de son aura et de son esthétisme panthéiste et poétique. Ce mercredi 3 avril, il nous aura arraché à notre quotidien de citadin au bilan carbone douteux en nous emmenant avec lui, au chevet de la mère nature, en son épicentre même : le bassin amazonien.

• Jean Do

CRÉDIT PHOTO : UNŒUILAUCARRÉ (REED/FRYE/LAMAR GAY + THE SEPARATIST PARTY) / JEAN-CHRISTOPHE GUARY (AMARO FREITAS)