À l’instar du réseau transatlantique The Bridge1, l’occasion était belle pour la saison croisée France-Brésil2 de proposer une rencontre à des musiciens des deux pays, charge à Frédéric Roy, directeur et programmateur du Pannonica, d’imaginer un casting détonnant. Repensant à Joachim Florent, spectateur enthousiaste du concert d’Amaro Freitas au mois d’avril 2024 à la salle Paul Fort, il s’est dit que réunir le contrebassiste, Nantais d’adoption, et le pianiste de Recife, pouvait valoir le détour. Rejoignent la troupe, Marie-Pascale Dubé, chanteuse, compagne et partenaire de Joachim au sein du Stellar Music Ensemble et, côté brésilien, Henrique Albino, saxophoniste et flûtiste, comparse d’Amaro.
Préambule et introduction
Invité à espionner l’alchimie entre les deux duos, je suis accueilli par le sondier3 français. Réduit au chômage technique (Amaro est venu avec le sien), il est là depuis la veille. Il a assisté aux premiers échanges du quatuor et il me met en garde : il n’a jamais entendu un truc pareil !
Tous ont déjeuné chez le couple français. Les voilà qui arrivent. Les salutations sont chaleureuses. Joachim et Marie-Pascale sont des habitués du lieu et je félicite chaudement Amaro pour son concert de l’année précédente.
La répétition reprend. Henrique est à la baguette. Il joue une mélodie à la flûte et donne des indications aux trois autres. L’anglais est la langue du quatuor, le français et le portugais agrémentant ce bouquet linguistique. Je finis par comprendre que la mélodie est venue à Henrique le midi même et qu’ils sont en train de l’arranger pour éventuellement jouer le morceau le soir du concert. C’est un premier indicateur de la cohésion qui les anime. Ils y reviendront en fin de répétition : Henrique a de nouvelles idées d’arrangement, il songe à faire participer le public et donne au morceau un titre français, « À tout à l’heure », en référence à une de leur conversation.
Ensuite ? Eh bien ensuite, les deux sondiers et moi-même nous assistons à une répétition du gig qui, après une seule journée, est déjà en place. Nous échangerons à plusieurs reprises durant l’après-midi des regards ébahis, voire incrédules. Magie d’une rencontre qui fonctionne entre musiciens et chanteuse d’exception. Si leurs univers discographiques sont très différents, la musique qu’ils produisent ensemble paraît couler de source. Chacun y va de sa proposition pour remanier les titres qui se succèdent. Les sourires sont présents sur le plateau, les quatre prennent manifestement du plaisir.
Le groupe fait une pause. J’en profite pour interroger Marie-Pascale sur son chant de gorge. Née à Montréal (ce que son accent pouvait laisser suggérer), et donc plus proche du Grand Nord canadien qu’une Nantaise de souche, elle a été initiée pendant sept ans au Katajjak4 par des Inuits.
La journée de travail prend fin. Ils sont prêts. Ils ne rejoueront pas avant la balance le soir du concert. Les deux Brésiliens vont se produire en Belgique en attendant le week-end. Ému, Henrique remercie Joachim et Marie-Pascale pour leur accueil et s’étonne encore de leur connexion musicale et humaine. Je quitte le 9 de la rue Basse-Porte le cœur léger : j’ai la sensation d’être un privilégié et d’avoir assisté à un moment suspendu.
Samedi 10 mai, le dénouement
Retour sur les lieux le samedi 10 mai. Le concert programmé initialement salle Paul Fort aura lieu au Pannonica, la billetterie n’ayant pas bénéficié de l’emballement espéré. Tant mieux pour les curieux qui sauront apprécier la chaleur du lieu. Et elle sera chaude, à n’en pas douter, cette soirée : les cent quarante chaises du club ont trouvé preneur.
Le quartet entre en scène et nous allons donc assister au dénouement d’un conte qui a démarré un an plus tôt. Amaro porte des lunettes noires, façon Ray Charles, qu’il ne quittera pas du concert. Dans son style caractéristique, la main gauche à l’intérieur du piano, il étouffe les accords qu’il produit de la main droite. Henrique est à la flûte. C’est une composition de Joachim Florent. Marie-Pascale et lui-même donnent de la voix. Le concert est lancé et, dès le premier morceau, l’engagement est total. Amaro prend le micro pour présenter ses comparses et évoque le Brésil et son attachement viscéral à l’Amazone. On s’y trouve aussitôt téléporté par une nuit orageuse : Marie-Pascale fait vibrer ses cordes vocales, Amaro faisant de même littéralement avec celles du piano, les deux mains à l’intérieur, alors que Joachim fait résonner celles de sa contrebasse avec son archet. Sans pause, ils enchaînent. Amaro est au chant. Vinicius l’enregistre et la mélopée résonnera tout au long du morceau. Le groupe monte en puissance, le morceau est comme une échappée héroïque. Il n’y a pas un bruit dans la salle, l’écoute du public est totale. Passée la surprise d’une musique à nulle autre pareille, le groupe est en passe de gagner son pari.
Après l’orage du morceau précédent, les oiseaux de la forêt sont heureux de donner de la voix à nouveau : Amaro a sorti des appeaux et fait battre le cœur de la planète à l’intérieur même du Pannonica. C’est irréel et féerique ! Henrique a écrit un petit texte et tente de le lire en traduction simultanée avec son téléphone. Ces musiciens sont prodigieux, mais ne se prennent pas au sérieux. L’ambiance est bon enfant.
« Procession », le titre suivant est magnifique. Amaro et Joachim croisent le fer, Marie-Pascale vient en soutien rythmique avec son chant si particulier. Les gens réagissent enfin, cessent d’être sages, prennent conscience d’assister à un moment mémorable, d’apprivoiser une musique inouïe qui ne fait que passer à l’occasion de cette brève rencontre. Marie-Pascale prend à son tour le micro. C’est la première fois qu’elle remonte sur une scène depuis la naissance de sa fille. Elle remercie les deux Brésiliens et son mari : son émotion est palpable. On arrive à la fin du set. Amaro fait durer le plaisir, personne n’a envie que cela se termine.
La salle aura droit au rappel promis : la composition nantaise d’Henrique, « À tout à l’heure ». Henrique se transforme en chef de chœur et fait chanter le public en canon. Les musiciens se taisent et quittent la scène alors que le public s’époumone. Ils reviendront pour une coda en bonne et due forme. Magistral !
La liesse se lit sur les visages. Derrière le bar, on hésite à mettre un fond musical. On s’abstient : l’enchantement de ce qui a précédé est encore patent, pas question de rompre ce fil ténu d’allégresse qui parcourt encore la salle…
• Jean Do (encore tout pantelant)
PS. Pour retrouver le quartet, il faudra traverser l’océan : le concert retour aura lieu en octobre à Recife. Vinicius, le sondier d’Amaro, a enregistré le concert à la console : C’est qu’on en veut une trace – un phonautogramme, un 78 tours, voire même une k7… Par pitié ne nous laissez pas sans votre voix. On veut des morceaux de votre collision, des preuves que ce pur moment de féerie musicale n’était pas une chimère!
PS (bis). Session de rattrapage à l’horizon : Amaro Freitas se produira à Saint-Malo pour le festival Étonnants voyageurs le dimanche 8 juin prochain. Un lot de consolation pour les absents. En solo aussi Amaro est formidable.
(1) The Bridge : https://acrossthebridges.org/a-propos/
(2) Saison croisée France-Brésil https://www.institutfrancais.com/fr/offre/saison-france-bresil-2025
(3 ) Sondier : pro du son et du mixage. En concert, c’est le type qui est derrière la console.
(4) Katajjak : chant inuit considéré comme l’une des plus anciennes formes de musique au monde. C’est un chant de gorge diphonique (il produit deux notes simultanément)
CRÉDIT PHOTO : LES RÉPÉTITIONS © DR / LE CONCERT © J-CHRISTOPHE GUARY