Deux soirées, il fallait au moins ça pour célébrer la musique envoûtante du trio australien The Necks. Deux soirées fort différentes du point de vue de leur contenu, si l’on en croit les privilégié·es présent·es à la fois les 19 et 20 octobre sur les chaises peu confortables du Pannonica (c’est qu’il faut souffrir pour vivre des moments inoubliables). Il ne sera question ici que du second concert.
En préambule, il faudrait pouvoir définir la musique de The Necks. Pas facile… Peut-être préciser par exemple que leur dernier disque sorti le 10 octobre 2025 comporte quatre morceaux et qu’il dure trois heures et neuf minutes. Trois cédés pour quatre morceaux. Le plus court, « Causeway« , un pur moment de grâce que je vous ordonne séance tenante d’aller écouter sur la plate-forme de votre choix, et que malheureusement -le batteur l’a confirmé- on n’entendra jamais sur scène, dure vingt-six minutes.
Pour s’adonner à la musique de The Necks, un maelström qui emprunte au jazz, à la musique minimaliste et à l’ambiant, il faut avoir du temps devant soi, être dégagé de toute contingence sociale, bénéficier d’une bonne assise (c’est mieux, mais pas indispensable) et s’enfoncer ou plutôt se laisser porter par ce flux qu’est immanquablement tout enregistrement du groupe.
Un trio des plus classiques sur le papier : trois Australiens, la soixantaine entamée. Leur premier enregistrement date de 1989. Trente-six ans de carrière, cela vous forge un commando d’improvisateurs. Le plus accorte, chargé du merchandising (pas de pause pour lui à la mi-temps !), au micro et au centre sur scène: le contrebassiste Lloyd Swanton. Le plus chevelu et à gauche sur scène, l’incroyable batteur Tony Buck, adepte du whisky japonais, ce qui fait de lui derechef un homme de goût. Et à droite au piano, dos à ses camarades, le hiératique Chris Abrahams, que l’on a vu sourire au moins une fois, quand Gildas Joubert, le barman du Panno’, lui a apporté du lait pour son thé.
Curieux d’assister à la balance, j’arrive à 18h en même temps que les musiciens. Comment se préparent-ils avant cette séance d’hypnose collective que promet d’être leur concert, s’il faut en croire les rumeurs liées à celui de la veille ? Pour le coup, je vais ronger mon frein. Chacun des trois musiciens se consacre à ses réglages et ses routines d’avant-concert. A la demande d’Aude, la sondière, qui doit peaufiner ses réglages à la console, ils jouent de manière intense quelques instants et basta. Le mystère reste entier.
Il est 20h33. Frédéric Roy, programmateur de la salle, annonce qu’il y aura deux sets de quarante-cinq minutes avec une pause d’une vingtaine de minutes entre les deux. C’est Lloyd Swanton, archet en main, qui commence. Tony Buck nous l’avouera plus tard, il n’y a pas de règles pré-établies. C’est celui qui démarre qui donne le la et, en fonction de son humeur et du lieu, fera ce que deviendra le morceau. Une improvisation unique, qui parfois, par certains motifs, peut faire écho aux enregistrements du groupe. Le pianiste entre à son tour, suivi du batteur. Ce dernier assure un rythme à la cymbale, cymbale qu’il ne lâchera pas sur toute la durée du fragment. On est sur une répétition de motifs avec de légers ajustements, accompagnée d’un très lent crescendo, comme un long phénomène météorologique de type orageux qui se mettrait en place dans un paysage automnal. Le piano ajoute une dose de lyrisme à l’ensemble.
Si on se laisse porter, la musique jouée a un effet cathartique : on se sent se libérer des pesanteurs avec lesquelles on a pu arriver dans la salle. Ce n’est ni plus ni moins qu’une proposition au lâcher prise, une invitation à faire le vide. On n’est pas loin d’une expérience mystique, comme celle que semble vivre les trois musiciens, chacun dans sa bulle, mais unis par leur création commune.
Alors qu’on sent le mouvement à son acmé, comme par surprise, l’orage est derrière nous. La musique s’arrête. Il est 21h20. La salle s’éclaire, le public semble hagard. Ou peut-être est-ce seulement moi qui le suis, arraché par le silence au flot qui m’avait happé.
La musique de The Necks est exigeante. Elle requiert une concentration importante et nécessite de se glisser dans un environnement qui, s’il est bienveillant, ne va pas de soi. On entre dans un décor avec lequel il faut faire corps. Cela demande un réel effort. Et la pause entre les deux sets vient rompre cette symbiose.
Je pense que The Necks gagneraient à faire un entracte plus modeste et laisser le public dans la pénombre. Proscrire à ce moment-là la communication et le consumérisme, pour ne pas rompre l’effet (émoi, exaltation, catalepsie, transe…) que la musique produit sur ses auditeurs. Le trio a sans doute besoin de se régénérer avant de se lancer dans une deuxième longue improvisation, mais pas le public, qui doit procéder de fait à une nouvelle immersion.
Il est 21h48. Cette fois, Chris Abrahams prend les devants. Tony Buck embraye et frotte avec un balai l’un de ses toms. Cette scansion qui va durer une bonne partie du morceau et s’apparenter au bruit que produit une soupape sous pression va produire sur moi un effet hypnotique et faire naître l’image d’un train qui circule difficilement dans un paysage accidenté, l’effet pneumatique produit par la grosse caisse ne faisant que renforcer cette image.
On n’est pas ici dans un long crescendo à l’instar du premier set, mais sur les infimes variations de motifs qu’on répète inlassablement pour avancer coûte que coûte à travers cette exploration sonore. Les trois musiciens sans échanger un seul regard ni aucune indication par le geste sont en osmose. On sent que leur expérience commune leur confine une grande confiance. En fin de parcours, l’intensité augmente. Le train finit par entrer en gare. Il est 22h33. Quarante-cinq minutes. Les improvisations de ces trois Aussies sont réglées comme du papier à musique !
La soirée s’achève, on palabre avec Camille Retailleau, chargée de communication du Panno et Tony Buck, accoudés au bar. Ce dernier nous apprend qu’après le Japon, le Royaume-Uni et les Pays-Bas, il s’est installé depuis de nombreuses années à Berlin, la scène musique improvisée y étant fort active. L’éloignement d’avec les deux autres neckistes n’est pour lui pas un problème : nul besoin de longues répétitions quand on improvise.
La salle est presque vide, on s’affaire pour débarrasser la scène. Sylvain Didou, membre du trio Rouge, attrape sa contrebasse, qui a permis il y a quelques minutes à Lloyd Swanton de s’exprimer. Sven Michel, batteur ligérien, récupère lui les cymbales de son voisin et camarade Will Guthrie, autre éminent percussionniste australien et néanmoins du coin. Les musiciens de jazz forment une grande et belle famille, ce qui n’est pas pour déplaire à la baronne Pannonica de Koenigswarter, qui nous surveille du coin de l’œil dans son cadre, derrière le bar.
• Jean Do happé











